Pour inventer le monde d’après, sortez de vos schémas de pensée !

Garcon-vision

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Comment se réinventer après une telle crise ? La question est sur toutes les lèvres. Entre raison, intuition et émotions, les artistes peuvent nous servir de guides.

A ceux parmi nous qui n’avaient pas encore compris ce que signifiait vivre dans un monde incertain, la crise que nous traversons en a offert une implacable démonstration. Et une fois la sidération passée, a surgi une question propre à agiter tous les débats : à quoi ressemblera le monde « d’après » ? Tandis que certains restent prostrés dans une perplexité mutique, d’autres, défenseurs du statu quo ou partisans d’une révolution, cherchent à convaincre le plus grand nombre. Mais en réalité, si chacun reste prisonnier de son propre système de croyances sans questionner ses modèles mentaux, la discussion risque fort de s’avérer stérile.

Cette crise ayant mis en évidence les limites de la rationalité dans un monde où plus rien n’est prévisible, nous devons chercher ailleurs les moyens de nous réinventer. Et notamment dans une discipline qui fait la part belle à l’imagination et à la sensibilité : l’art. Les grincheux diront : « Notre maison brûle et nous regardons des tableaux. » Mais il y a dans un musée davantage que la promesse d’une jouissance esthétique. Ce que les grands artistes du passé nous ont légué à travers leurs œuvres, ce sont aussi de formidables leçons de créativité. Car l’art, depuis la Renaissance, n’a cessé d’évoluer sous l’impulsion de peintres et de sculpteurs dont les plus intrépides ont fait valser les modèles mentaux répandus dans leur champ d’activité. Ainsi, au début du 20e siècle, a-t-on vu se succéder une multitude de gestes avant-gardistes qui ont redéfini les codes et les limites de l’art. Picasso, Kandinsky, le mouvement Dada… la liste est longue des pourfendeurs de l’ordre établi qui, en quelques années à peine, ont donné naissance à ce que nous appelons l’art moderne. Un siècle plus tard, ils nous permettent d’identifier les ressources dont nous disposons pour remettre en cause nos propres modèles mentaux… et nous réinventer.

Cultiver notre capacité d’étonnement

Tout d’abord, tournons-nous vers Pablo Picasso. En 1907, alors qu’il n’est qu’un jeune immigré espagnol installé à Montmartre, il fait deux découvertes qui vont changer sa vie… et le cours de l’histoire de l’art. D’abord, celle de la statuaire africaine, chez le peintre André Derain qui lui présente un masque Fang importé du Gabon. Ensuite, celle de la géométrie non-euclidienne, lorsqu’un certain Maurice Princet, mathématicien piqué de peinture, lui parle des théories de Poincaré sur la possibilité d’un espace à quatre dimensions. Pour Picasso, ce sont deux révélations. Et deux preuves qu’il existe, en marge de la tradition occidentale, d’autres manières de représenter le monde et de concevoir l’espace. Fort de ce constat, il va inventer, avec son ami Georges Braque, une peinture nouvelle, en associant plusieurs points de vue sur un même sujet et en synthétisant les volumes à l’extrême. Le cubisme est né. Il consiste à peindre non plus ce qu’on voit, mais ce qu’on sent et sait exister.

A deux reprises, Picasso s’est retrouvé confronté à l’altérité. Et à chaque fois, l’étonnement lui a fait réaliser que ce que nous tenons pour vrai et juste ne l’est souvent que subjectivement et arbitrairement. Voilà pourquoi la surprise doit être prise au sérieux : ce qui nous étonne, c’est ce qui ne colle pas avec nos modèles mentaux. D’ailleurs, saviez-vous que la sieste au travail est un droit constitutionnel en Chine ? Que certaines entreprises californiennes célèbrent leurs échecs avec autant de ferveur que leurs succès ? Que le slow management est la norme au Danemark ? Pour changer, nous devons d’abord prendre conscience que d’autres voies sont possibles.

Ecouter notre voix intérieure

Mais si ce chemin s’est imposé brutalement à Picasso, il arrive qu’il s’offre à nous de manière plus subtile. Prenons, par exemple, le cas de Vassily Kandinsky, considéré comme « l’inventeur » de l’art abstrait. Une anecdote célèbre relate la naissance de cette idée révolutionnaire : un soir de l’année 1908, en rentrant dans son atelier, il aperçoit un de ses tableaux posé à l’envers. Ne distinguant qu’un harmonieux assemblage de formes et de couleurs, il comprend que la figuration nuit au tableau parce que le spectateur cherche à interpréter l’image au lieu de se laisser gagner par les émotions. L’art abstrait serait donc né par accident. La vérité, cependant, est sans doute plus complexe.

Car si l’on observe les œuvres de Kandinsky datant des années précédentes, on constate qu’il était déjà largement engagé sur la voie de l’abstraction : de tableau en tableau, les formes se dissolvent et les couleurs s’accentuent… jusqu’à ne plus suggérer que vaguement la réalité. L’épiphanie a donc été l’aboutissement d’un processus qui se jouait en lui depuis des années. Il avait l’intuition de la possibilité d’une peinture abstraite, et il l’a suivie jusqu’au bout.
Evidemment, l’intuition nous induit parfois en erreur : il ne s’agit pas de s’y fier aveuglément. Mais cette voix intérieure n’est jamais sans fondement. Kandinsky, par exemple, a grandi dans un environnement familial où la musique était omniprésente. Et la musique, par essence, est un art de l’abstraction. Il est donc difficile d’imaginer que cette inclination n’a pas influencé son travail de peintre. De même que le goût précoce de l’horlogerie a inspiré Henry Ford, et celui de la calligraphie japonaise a guidé Steve Jobs… Car voilà ce qu’est notre intuition : l’expression de notre expérience particulière. Que l’on soit ancien champion de foot universitaire ou ex-président du BDE de notre école, c’est de cette richesse personnelle qu’elle se fait le porte-voix, pour nous aider à envisager notre métier différemment. Et peut-être nous indiquer une piste qui s’écarte de l’orthodoxie.

Canaliser nos indignations

Que des voies alternatives apparaissent de façon raisonnée ou intuitive, encore faut-il mobiliser l’énergie nécessaire pour s’y engager. C’est là qu’arrive Dada. Le mot est à l’image du mouvement qu’il désigne : loufoque et provocateur. Ses membres, une poignée d’artistes originaires des quatre coins de l’Europe, ont placé au cœur de leur travail l’insolence, l’absurde et l’humour. De performances burlesques en expositions subversives, des poèmes de Tzara aux collages de Hausmann, l’esprit dada rayonne jusqu’aux Etats-Unis. Certes, la satire a toujours existé. Mais jamais auparavant artiste n’avait pratiqué aussi ouvertement la dérision. Pourquoi, à ce moment de l’histoire, une bande d’hurluberlus a-t-elle décidé de lancer un courant artistique en forme de gigantesque blague ? Parce que nous sommes en 1916, et que dans les tranchées des hommes s’égorgent, se gazent et se mitraillent. Dada n’est pas une plaisanterie : c’est un cri déguisé en rire de garnement. Il s’agit de dénoncer l’absurdité des idéologies et des politiques nationalistes qui ont mené le monde au carnage, en prenant à rebrousse-poil tous les codes culturels de la bourgeoisie bien-pensante. Marcel Duchamp ira ainsi jusqu’à faire exposer un urinoir élégamment rebaptisé Fontaine, changeant à jamais la définition même de l’art.

Dada est né d’une pulsion de révolte contre une société jugée aliénante et mortifère. La force de ses membres, c’est d’avoir su faire de cette colère un moteur de créativité assez puissant pour diffuser leurs idées contestataires. Preuve qu’une fois maîtrisées et canalisées, nos indignations peuvent devenir une source d’énergie sans pareil pour impulser des changements profonds. Ainsi depuis quelques années, la colère générée par la flagrante inéquité de notre monde a donné naissance à de nombreuses initiatives en faveur d’un commerce plus équitable et éthique. Et au sein même de nos entreprises, sans qu’il soit question de militantisme, les enjeux RSE se sont hissés au premier rang des priorités stratégiques. Nul besoin d’être un activiste forcené pour prendre part à cette transformation : il suffit d’apaiser notre indignation pour la conjuguer à notre expertise, et prendre – ou au moins proposer – des initiatives à la mesure de nos moyens.

En finir avec le sentiment d’impuissance

Bien sûr, la différence est grande entre intention et action. Et de toutes les raisons que nous invoquons pour justifier notre incapacité à challenger notre système de pensée, la plus répandue se résume en trois mots : à quoi bon ? Car après tout, à moins d’être PDG d’une entreprise solide ou membre respecté d’un conseil d’administration, nos aspirations et initiatives personnelles semblent bien dérisoires. Le pouvoir et l’influence : voilà ce qui manquerait en vérité à la plupart d’entre nous. Mais alors comment expliquer que notre patrimoine commun porte l’empreinte indélébile d’un petit Espagnol fauché exilé à Paris, d’un économiste russe passé à côté de sa carrière universitaire et d’une bande d’agitateurs marginaux qui tenaient le pouvoir en horreur ? Aucun de ces artistes n’a réussi à changer le monde parce qu’il était célèbre ; ils sont devenus célèbres pour avoir changé le monde. Avec pour armes leur faculté d’étonnement, leur intuition et leur capacité d’indignation. Ces atouts, nous les avons tous en main. Et il est de notre responsabilité de les faire valoir dans notre quotidien professionnel, en nous interrogeant sur notre rapport au travail, son sens, ses enjeux et les pratiques qui le structurent. Car c’est en faisant preuve de créativité dans notre propre champ d’action et d’expertise que nous prendrons part – modestement mais efficacement – à la reconstruction d’un monde ébranlé par la crise.

Source Harvard Business Review France

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